Steve Reich et Beryl Korot, à propos de Three Tales Entretien avec Steve Reich et Beryl Korot décembre 2001 Création mondiale Hindenburg |
Steve Reich et Beryl Korot, |
" Three Tales s'inspire de trois événements du début, du milieu et de la fin du vingtième siècle : Hindenburg, Bikini et Dolly. Chacun reflète l'évolution et les implications de la technologie au vingtième siècle. Depuis 1945, le débat sur la nature physique, éthique, religieuse et spirituelle de ce progrès technologique en expansion a commencé et s'est considérablement développé. Nous souhaitons participer à ce débat en utilisant ces trois événements spécifiques comme autant d'icônes ou d'emblèmes historiques. Le premier conte, Hindenburg, présente des actualités cinématographiques, des photographies et des textes sur Paul von Hindenburg et le zeppelin qui porta son nom. Commençant avec l'explosion du zeppelin à Lakehurst, New Jersey, en 1937, il inclura des informations sur Hindenburg, général de la Première Guerre Mondiale, président de la République de Weimar qui nomma Hitler chancelier en 1933, et mourut en 1934. L'attitude très positive envers la technologie, attitude spécifique à cette période y sera aussi analysée. Le deuxième conte, Bikini, s'appuiera sur des archives cinématographiques, des photographies et des textes sur les essais nucléaires de l'atoll de Bikini en 1946. Il montrera des documents filmés concernant les indigènes de Bikini qui durent quitter leur terre natale, ainsi que les soldats américains qui subirent de graves atteintes et moururent des suites de leur exposition à la radioactivité. Figureront sans doute des documents d'actualités sur le maillot de bain qui porte le nom de l'atoll. Le troisième conte, Dolly, fera appel aux actualités cinématographiques, aux photographies et aux textes sur le clonage, en 1997, d'une brebis en Écosse. Des éléments du débats sur l'éthique de la recherche médicale et biologique seront insérés. Cette troisième partie comportera des documents sur le développement de l'informatique, et sur les outils technologiques de la recherche médicale et biologique. Au cours de l'œuvre, des représentants des communautés scientifique, historique et religieuse, occidentales ou non-occidentales, commenteront ces trois événements ". Steve Reich et Beryl Korot Traduction Serge Grünberg |
Entretien avec Steve Reich et Beryl Korot décembre 2001 |
Comment vous est venue l’idée de Three Tales ?La bombe atomique fut à plus d’un titre emblématique de la technologie de ce siècle. Pour la première fois dans l’histoire, l’homme avait créé une technologie susceptible de détruire la planète. Nous avons choisi de nous consacrer aux essais nucléaires effectués sur l’atoll de Bikini entre 1946 et 1952, et qui marquèrent la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début de la Guerre froide. Cet événement rapprochait la technologie la plus sophistiquée en son temps de l’une des formes de vie les plus primitives à la surface de la terre - celle des habitants de Bikini, l’une des Îles Marshall dans le Pacifique. Pour la troisième section, nous avons d’abord pensé à l’explosion de la navette Challenger, mais cela risquait d'être une catastrophe de trop. En 1997, le clonage de la brebis Dolly s’est immédiatement imposé à nous. C’est une technologie tout à fait différente, inspirée par l’aventure de la médecine et de la biologie, et préfigurant ce que la suite du XXIe siècle pourrait bien nous réserver. Beryl Korot Par rapport aux deux premiers actes, Dolly s’intéresse aussi, selon nous, à l’impact de la technologie sur nos propres corps physiques. Et ce troisième acte symbolise toute l’étendue des résultats obtenus par la technologie actuelle sur nos corps, non seulement à travers la manipulation génétique, mais aussi par l’introduction de la technologie dans nos corps. Comment vos expériences personnelles de maniement de la technologie se sont-elles répercutées sur votre travail de création ?Steve Reich : Lorsque j’ai commencé à composer avec les bandes magnétiques, dans les années soixante, rien ne m’intéressait plus que le changement graduel de relations de phase entre deux bandes identiques. Ceci donna It’s Gonna Rain et Come Out. Mais si seules des machines pouvaient le réaliser, je finis par me persuader que ce n’était pas la peine de continuer. Puis, à ma grande surprise, je découvris que je pouvais produire ce changement avec deux pianos, entre moi-même et un autre musicien, ce qui mena à Piano Phase. Le phasing n’est qu’une variation de la technique canonique, où le décalage rythmique entre deux voix, ou plus, est flexible. Une idée venue de l’électronique avait trouvé sa confirmation en la rapprochant de la tradition musicale vivante, ce qui l’avait rendue satisfaisante et fructueuse. Maintenant, il est clair que je suis attiré par les samplers digitaux et par la diffusion, dans un opéra vidéo, de discours et de sons enregistrés, mais je n’ai aucun intérêt à substituer aux instruments traditionnels des synthétiseurs. Après avoir travaillé avec la technologie, comme dans Three Tales, je pense aussi que j’ai besoin de composer une ou deux pièces pour des instruments acoustiques et des voix. Ne voyez-vous aucune contradiction dans le fait d’utiliser la technologie audio et vidéo la plus sophistiquée pour mener une interrogation sur le rôle de la technologie ? Three Tales nous conseille-t-il de nous détourner de la technologie ?Beryl Korot Auparavant, il fallait des centaines d’années pour qu’une technologie se développe et acquière un certain retentissement. Maintenant, il ne faut que quelques dizaines d’années, voire moins si nous songeons à l’Internet. Quand les outils se développent et s’améliorent aussi rapidement, offrant une telle accessibilité, leur retentissement physique et social sur nos vies transforme ces dernières et nous n’avons pratiquement pas voix au chapitre. Cela fait-il partie de notre évolution ? Sommes-nous sous contrôle ? Pouvons-nous l’être ? Ne l’avons-nous jamais été ? Bill Joy dit que nous n’avons pas de freins. Adin Steinsaltz dit : Le péché d’Adam a été de vouloir manger trop vite. “ De vouloir manger trop vite. ” Qu’est-ce que cela signifie ?
La figue a des implications sexuelles évidentes, le raisin mène au vin qui peut altérer la conscience, et le froment est la pierre angulaire de l’agriculture qui rend possibles les villes et en fin de compte toutes nos autres technologies. Adam et Ève furent créés le sixième jour et le Zohar dit qu’ils mangèrent le fruit deux heures avant le coucher du soleil, au commencement du Sabbath. S’ils avaient attendu, ils auraient consacré le Sabbath avec du vin et du pain, puis ils auraient goûté aux relations conjugales, particulièrement encouragées pendant le Sabbath. Le fruit défendu aurait été permis si le contexte avait été le bon. Quelles différences y a-t-il entre les technologies de The Cave et de Three Tales ?
Il y a aussi des techniques que j’ai développées au cours du travail pour introduire une distance avec le matériau des sources documentaires. Par exemple, dans Bikini, j’ai transformé les images filmées des insulaires en plans fixes photographiques, je les ai réalisés comme des peintures et les ai animés à une vitesse différentes des 30 images / seconde habituelles. Cela donne un effet bien plus curieux qu’un simple ralenti et situe le matériau documentaire dans un nouveau contexte, ce qui est l’enjeu de l’œuvre. Steve Reich : Dans The Cave, comme dans Different Trains, je n’ai fait que suivre les paroles prononcées - j’écrivais ce qui était dit. En raison du grand nombre de brefs éléments échantillonnés parlés, la tonalité et le tempo changent constamment, ce qui rend The Cave difficile à jouer et souvent dépourvu d’élan rythmique. Dans Three Tales : Prima la musica. Je privilégie la recherche musicale et modifie par conséquent les samples pour les adapter à la musique. Cela permet aux musiciens d’élaborer des impulsions dans un seul tempo sur une longue période de temps, comme dans la plupart de mes autres pièces. Cela me permet aussi de contrôler le mouvement harmonique global de la musique et de l’adapter aux samples. Et cela convient à cette oeuvre qui, notamment dans Dolly, traite de la manière dont nous altérons nos corps par la technologie. J’emploie par ailleurs deux nouvelles techniques auxquelles j’avais pensé dès les années soixante, mais qui ne sont devenues réalisables que récemment. La première, - le son ralenti -, consiste à ralentir une voix, ou un autre son, sans en changer ni le ton ni le timbre. La seconde est l’équivalent de l’arrêt sur image au cinéma. Pendant qu’une des personnes interviewées est à l'image et parle, j’augmente la durée d’une seule voyelle pour qu’elle devienne une sorte de traînée de vapeur audible et qu’elle s'intègre à l’harmonie. Ce que la personne interviewée était en train de dire, sa pensée même, se prolonge ainsi, en même temps que la voyelle, dans ce qui suit. C’est là bien évidemment l’intensification d’un phénomène qui peut se produire pour la parole et pour les idées dans la vie réelle. Si nous passons à la section Bikini, comment reliez-vous les essais nucléaires et les descriptions bibliques de la création de l’homme et du Jardin d’Éden ?
La bombe atomique nous a fait comprendre, pour la première fois, que l’humanité était devenue si puissante qu’elle pouvait détruire le monde. Par sa portée, la bombe a produit un sentiment de terreur quasi religieuse. Nous avons décidé, pour prendre du recul, d’intégrer des extraits des deux versions de la création de l’homme qu’offre la Genèse. On trouve en effet deux histoires. La première est celle que la plupart des gens connaissent, et décrit la manière dont Dieu créa l’homme et la femme au même moment, et leur donna l’autorité sur les oiseaux, les bêtes et tout ce qui vit à la surface de la terre. Aujourd’hui, des sociologues critiques menacent encore, dans leurs écrits, nos têtes d’Occidentaux de cette histoire - bien sûr, nous allons prendre possession de la terre parce que la Genèse nous dit que nous avons reçu l’autorité sur toute chose. Malheureusement, ils ne savent pas que le texte continue, avec une seconde narration de l’histoire. Beryl Korot Ces deux récits de la création décrivent deux types d’êtres humains que l’on retrouve en chacun de nous sur des plans différents. Dans le premier, l’homme et la femme, créés ensemble, ont l’autorité sur la terre et ses créatures. Dans le second, l’homme est créé d’abord, à partir d’un peu de poussière, puis, une fois la femme tirée de sa côte, ils sont placés dans le Jardin d’Éden qu’ils sont chargés de veiller - l’être humain a donc un rôle plus humble. Dans l'enchaînement des événements menant à la situation de Bikini en 1946, l’homme - d’autorité - rencontre l’homme humble, et lui demande de sacrifier sa terre natale pour le salut de l’humanité. Les Bikiniens symbolisent les personnes déplacées ", leurs malheurs, dans le passé tout comme aujourd’hui, lorsqu’elles veulent retourner sur leur terre natale tant aimée. Ces deux aspects de l’humanité sont sans cesse en lutte, chez tout être humain, comme entre les nations. Steve Reich : Nous avons l’autorité, et donc la responsabilité, que nous le voulions ou non, mais en même temps, nous tombons malades, nous mourrons, nous doutons de nous, nous ne comprenons pas notre place dans l’univers et ne la comprendrons vraisemblablement jamais - et ce n’est pas la conséquence d’un manque de connaissance scientifique. Beryl Korot Dans l’œuvre, les textes de la Genèse, en lettres blanches sur fond noir, interrompent le flux continuel des images, quand les autres textes, souvent en gros titres, s’intègrent à une forme de collage d'images. On ne voit jamais la bombe, mais quand elle explose, un ensemble de palmiers, animés et peints comme je l’ai décrit, précède l’image finale de Bikiniens âgés arpentant la plage lors d’un bref retour sur leur île. L’arrivée de Dolly, la brebis clonée, nous ramène à la fin du siècle.
Dolly prend à l’écran la place de différents entretiens filmés, nous rapprochant du théâtre et de personnages humains. Mais de quel théâtre parlons-nous ici ?
Steve Reich : L’action théâtrale principale est sur l’écran. Les chanteurs incarnent comme une sorte de choeur, reprenant l’action de l’écran. Chacun des trois actes adopte visuellement et acoustiquement sa période historique, et formellement une organisation différente pour la commenter. Hindenburg est en quatre scènes entrecoupées de courtes pauses d’une manière plus ou moins conventionnelle, telle que l’on pouvait la trouver à cette époque. Bikini, comme Beryl l’a dit, est en trois " blocs " image / musique répétés trois fois, comme une sorte de méditation, avec une coda à la fin. Il n’y a pas de pause. Dolly est plus difficile à décrire. C’est une partie sans pause, avec certains types de motifs revenant selon des modèles indiscernables. Musicalement, on peut dire que c’est une sorte de rondo libre. Les formes de chaque acte reflètent la période historique qu’elles décrivent. Quant aux entretiens dans Dolly, nous avons choisi des scientifiques importants dans des institutions comme le MIT et Oxford. Ils sont très compétents dans leur domaine et parlent avec dynamisme de leurs activités et de leurs théories. D’emblée, il est clair qu’ils ont des personnalités très différentes, et que leurs caractères se découvrent au fur et à mesure de la progression de l’oeuvre. Les lignes mélodiques du discours de ces scientifiques éminents sont une révélation dramaturgique. On peut observer différentes attitudes à l’intérieur de la communauté scientifique, selon la manière dont ils présentent les choses, et peut-être plus significativement, par leur capacité d’humilité. Croyez-vous que Three Tales influencera vos projets futurs ?
Steve Reich : Il me faut d’abord composer des œuvres purement musicales, comme je l’avais fait après The Cave et après la composition de Hindenburg. C’est un rythme de travail que j’ai développé récemment, qui me convient et qui préserve mon énergie. Théâtre musical, musique pure, puis retour au théâtre musical. Nous verrons donc. Je pense qu’on utilise de plus en plus le sampling et la vidéo dans l’opéra et le théâtre musical. C'est l’expression honnête de la vie que nous menons aujourd'hui. Le théâtre musical " éternel " a toujours été en prise directe sur son temps et sur son lieu. |
Création mondiale |
La création mondiale de l'œuvre a eu lieu les 12 et 15 mai 2002, à Vienne (Autriche) par l'Ensemble Modern dirigé par Bradley Lubman. |