| " Opéra-vidéo " co-signé avec sa compagne Beryl Korot, responsable des réalisations vidéo et de la conception multi-canaux (pour plusieurs écrans encadrant la création, indépendants les uns des autres). L'absence de décor, l'absence de mise en scène réelle au profit d'une " réalisation scénique " orchestrée par Carey Perloff, l'absence de livret, l'absence de distribution ne permet pas de le considérer comme un simple opéra.
Il s'agit plutôt d'un spectacle multi-média d'un genre nouveau dans lequel aucune prééminence n'est accordée à l'un des aspects de l'oeuvre ; ainsi, sur la plaquette remise à chaque représentation, la conception vidéo et la musique figurent au même niveau.
En effet, même si la musique détient un pouvoir évident de séduction grâce, entre autre, au travail, familier chez Steve Reich, de l'itération et de la nomination, toutes deux génératrices de rythme,cette œuvre pluridisciplinaire basée sur des sources documentaires enregistrées, ne déploie toute sa force et sa beauté captivante qu'avec le support visuel indispensable.
Sur scène, une structure métallique pyramidale constituée de plusieurs châsses en registres s'offre à nous. A l'intérieur de celles-ci, des musiciens et des choristes prennent place alternativement, suivant une mise en scène précise et sobre, sous la direction musicale de Paul Hillier.
Cinq écrans vidéo de grande taille encadrant l'ensemble à la manière d'un polyptique mobile accentuent le cérémonial de la représentation.
Pour compléter ce dispositif scénique, des interprètes-scripteurs, placés devant des ordinateurs dactylographient sur leur clavier, au cours du spectacle, le texte de la Genèse édité simultanément en diverses langues sur les écrans pour signaler l'universalité de l'oeuvre et du propos. Cette frappe "en direct" orchestre ainsi de manière visuelle et sonore la représentation et en constitue le rythme basique à partir duquel la musique se déploie. Les mots et les noms (ceux d'Abraham, d'Isaac, d'Ismael...), de la sorte doublement générés par les tapuscrits envahissent alors l'espace et le son se donne à voir.
Ce spectacle admirablement bien agencé est le fruit d'un long travail initial, d'investigations, de rencontres multiples, de recherches théologiques et, bien sûr, de montage et de coordination afin de créer cette union si manifeste entre l'image et la musique discursive de Steve Reich découlant du langage parlé.
Les témoignages et les réponses apportés aux questions concernant Abraham, ancêtre légendaire commun, par les trois groupes respectifs, au cours des trois actes, constituent le matériau brut de l'œuvre entière . Ils ont été fragmentés, appronfondis, répétés pour former une base mélodique malléable, sorte de " portrait musical ", qui autorise les chevauchements et les entrelacs les plus complexes. L'intonation, les paroles des personnes interviewées et filmées en plan fixe, avec respect, forment donc l'ossature de l'oeuvre entrecoupée d'extraits congrus de la Genèse, du Midrash et du Coran. Ces bribes de propos sont ensuite systématiquement doublés, enveloppés , développés, nourris par l'orchestre pour accroître leur portée lyrique et universelle. Les réponses, souvent passionnées, nous montrent que la réalité et la culture des personnes interviewées d'une part, et ces épisodes légendaires relater par les Écritures d'autre part, sont liés de manière inextricable. Une équivalence s'établit entre les drames.
Steve Reich et Beryl Korot semblent vouloir réunir par le témoignage et la mémoire des peuples que l'histoire, les religions ont séparés. Devant la persistance et l'actualité de ces questions, ils nous invitent à une réconciliation bien utopique mais si poétique.
Jean-Louis Vicente |